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Rencontre avec Mauricio Limón

Dernière mise à jour : 29 juil. 2022


Mauricio Limón centre sa pratique artistique autour de la domination et des relations de pouvoir. Il étudie cette figure du dominant, explorant ce qui caractérise les personnes jouissant d'une position de pouvoir. Ont-elles des comportements particuliers, des traits qui les identifient et les définissent ? Des gestes, un langage ou des pensées distinctes ? Attiré par le discours qui peut être porté depuis le pouvoir, l'artiste décide d'interviewer différentes personnes qui côtoient ces positions dans divers milieux professionnels. Son projet se concentre sur le jugement masculin, les structures patriarcales et les actes physiques qui confirment le pouvoir et son insertion sur le corps (pour en savoir plus : https://mauriciolimon.com/trust-comes-on-foot-and-leaves-on-horseback-la-confianza-viene-a-pie-y-deja-a-caballo/).


C'est ainsi que ces fameux masques voient le jour, véritables portraits de personnes qu'il a pu rencontrer. L’artiste commence par dessiner ces personnages, puis transforme ses dessins en masques afin de leur donner une caractéristique propre et ajouter à sa production une touche d'humour. Mauricio Limón fait une différence entre le masque en tant qu'objet de satire et le masque en tant que symbole. Lorsque le masque est considéré objet de satire, c’est parce qu’un autre discours lui est ajouté. L'artiste transforme le masque en performance satirique. Cependant, quand le masque est vu en tant que symbole, il fait généralement référence aux masques africains vendus en Europe, dépouillés de leur caractère rituel ou de leur relation au peuple d'origine. Mauricio Limón veut faire de même avec des masques de Blancs, du Colon, de l'empire, pour leur ôter leur statut et les critiquer.




© Mauricio Limón

WYL : Bonjour Mauricio. Parle-nous un peu de tes masques. Tu parles d’eux comme “le Blanc dominant”. Qui sont-ils réellement ?


Bonjour et merci de me recevoir. Lors de ma première année à la Rijks Academy (Académie royale des beaux-arts d'Amsterdam), j'ai enquêté sur le jugement masculin. J'ai voulu déranger cet état d’esprit, sortir cette mentalité de sa zone de confort. Que se passe-t-il avec une attitude de mâle dominant, macho ? Que se passe-t-il lorsque les hommes sortent de leur zone de confort et se retrouvent dans une situation délicate et sensible ? Pour répondre à ces questions, j'ai réalisé un questionnaire méticuleux grâce auquel j'ai interviewé cinq ou six hommes blancs aux Pays-Bas (un architecte, un designer, un universitaire, un entrepreneur et un homme travaillant dans la finance).

A travers mon questionnaire, ces hommes sont sortis de leur zone de confort. J’ai d’abord évoqué des choses générales, puis j’ai abordé des sujets plus personnels. Ils ont commencé à perdre leur sérénité. J'ai donc atteint mon objectif : les faire passer d'une zone de confort à une zone de haute sensibilité où la position dominante n’est plus. En effet, soit ils disaient la vérité, soit ils disaient n'importe quoi. Les questions suivaient une ligne directrice mais les hommes cherchaient à dire le contraire. Malheureusement, je suis arrivé à un point où je n’aimais plus cet échange. Je me retrouvais dans une situation de confrontation, ce qui n'était pas ce que je recherchais. Je cherchais plutôt à comprendre cette situation de domination et de pouvoir.

Suite aux entretiens, j'ai commencé à dessiner et ces masques sont le fruit de ma réflexion sur cette enquête. Je les ai dessinés dans un carnet au format passeport, en voulant répondre à la question : que se passe-t-il dans notre esprit quand on est en position de pouvoir ?



© Mauricio Limón

WYL : Quelle place occupent les masques dans ta pratique artistique? Tu as commencé à les créer par hasard et maintenant chacun d’entre eux possède une signification symbolique. Comment expliques-tu cette évolution et qu’envisages-tu pour le futur?


Je puise mon inspiration des masques dans plusieurs endroits. La première est le portrait à la peinture à l'huile. Il y a une tendance naturelle à continuer à représenter le portrait, le masque fait partie de cette évolution.

Au cours des années, j'ai également développé la question de la fragmentation du corps et de la désarticulation du discours. J'ai beaucoup été en contact avec ce genre de théories, grâce aux auteurs Derrida ou Foucault. Je me suis également familiarisé avec les questions de genre avec Preciado, Butler ou Sizek. D'autre part, il me semble que le fil conducteur de ces masques provient d'une admiration toute particulière pour certaines esthétiques, notamment africaines. Personnellement, je m'interroge aussi sur le rituel. Les masques que je réalise proviennent en grande partie de la remise en question de cette personne dominante, mais aussi d'une forte influence de l'esthétique et de la simplicité des masques africains. En même temps, j'imagine qu'il y a une influence inconsciente des masques du Mexique sur fond d'histoire coloniale, de domination, et de choses qui ne m'intéressent pas forcément. C'est un sujet très spécifique qui limiterait mes recherches à une tendance définie. Bien sûr, c'est lié à la question du pouvoir et de la domination, mais pour moi c'est implicite dans mon travail. D'une certaine manière, je veux l'éviter, je préfère que le sujet soit satirique, qu’il soit abordé par le biais de l'humour plutôt que par les archives historiques.

Par exemple, ces dernières années, j'ai beaucoup lu Lacan pour m'inspirer de ses réflexions, mais il fait lui-même partie des sujets que je dépeins. C'est un homme qui est dans une position de pouvoir très forte, comme l'était Simone de Beauvoir, même si la nouvelle génération féministe d’aujourd’hui est assez critique à son égard. Je préfère dire que je suis un processus de recherche plutôt que de m'inscrire dans un discours faisant déjà partie d’une tendance académique de commissariat d’exposition.



© Mauricio Limón

WYL : Peux-tu nous expliquer l'utilisation de l'humour dans ta pratique artistique?


Si j'ai appris quelque chose au Mexique, c'est que si vous n'apprenez pas à vous moquer de vous-même, à accepter la fatalité et la défaite, vous ne pouvez pas utiliser l'humour. Si vous n’êtes pas capable de rire de vous, il vaut mieux ne pas vous impliquer. Je pars d'une dérision personnelle, remettant en question tout ce que je sais et tout ce que j'ai appris à travers l’humour. En lisant certains auteurs, je me sens dans une position où mon autorité est plus grande, où mon pouvoir est plus grand. D'une certaine manière c'est vrai, mais ce qui m'intéresse, c'est de le remettre en question via l'humour. Se demander si toutes ces réflexions et points de vue sont vraiment ce que nous continuerons à croire, s'ils continueront à être les discours qui nous servent aujourd’hui de référents. Finalement, je continue à remettre en question cette figure d'autorité. Par exemple, les propos de Lacan sur la figure du père ou du phallus sont aujourd'hui très moqués et critiqués. Ils ont tellement été abordés et analysés qu'il est très facile de s'en moquer, indépendamment de la validité de l’argument ou non.

La déconstruction, si présente dans l'art contemporain, en serait un autre exemple. Maintenant, nous déconstruisons tout alors qu'en réalité, la déconstruction est quelque chose de beaucoup plus complexe. Ces mots deviennent des petits blocs de tétris que vous pouvez arranger pour rendre leur sens plus profond. Nous avons peur de montrer que nous ne savons pas grand-chose, peur de se retrouver face au vide. C’est aussi dans cette direction là que se dirigent mes moqueries. Se moquer de la peur de se laisser tomber dans le vide, voilà pourquoi nous nous accrochons à ces discours préfabriqués. Il y a quelque chose d'absurde dans tout cela. Ce que disent et font ces figures d’autorités, ce n’est pas si important. Nous construisons des figures publiques, des personnages dont on se moque facilement. C'est pourquoi je choisis de traduire ma réflexion à travers la réalisation de masques.



© Mauricio Limón

WYL : Tu insères tes masques dans des vidéos et des performances. Comment as-tu commencé ce processus et où veux tu aller ?


Les masques me permettent d'aborder des questions difficiles et complexes sous différents formats. Par exemple pour mes vidéos, j’utilise le format breaking news, les actualités de dernière minute. Le chapitre suivant est celui d'un présentateur de journal télévisé et d'un expert qui discutent. Entre leurs deux interventions, il y a un nouveau discours.

D'autre part, je travaille également sur la question de la danse. C'est plus libre, il s'agit davantage de rendre ridicule le personnage représenté par le mouvement gracieux ou non de l'acteur-danseur.



© Mauricio Limón

WYL : Que veux tu dire exactement par “un nouveau discours”?


Quand je parle de “nouveau discours”, je veux faire une satire du statut de pouvoir donné à tout personnage de "haute culture" lorsqu'il doit se présenter en public.

En ce moment, ma pratique est très satirique et j'aborde des thèmes plus universels. Mais d'une certaine manière, j'essaie de trouver une voix plus personnelle dans chaque masque, à travers des textes que j'écris à partir de mon expérience. Il s’agit souvent de petits essais. C’est visible à travers la vidéo que je présente pour les portes ouvertes de Fiminco, qui est une critique de la surproduction d'objets. Lorsque j'ai terminé le texte, il s'agissait plutôt d'un manifeste. Quand j'ai mis le premier paragraphe à côté du masque, je me suis rendu compte que ce que je voulais dire ressemblait davantage à la satire. Le manifeste ne donne qu'une vérité. Tandis que le masque ouvre la possibilité de poursuivre le dialogue. Ces essais que je veux faire sont plus des anecdotes personnelles où j'essaie de parler de façon critique de mes expériences. Ici, la question de la langue est également importante. J’écris en espagnol, mais cela devient aussi intéressant car avec le masque tout dépend de la personne qui le porte. Il y a des corps qui vont mieux avec un masque qu'avec l'autre. Les acteurs qui ont déjà une expérience savent reconnaître le masque qui leur convient le mieux.



WYL : Cette personne de pouvoir, l'as-tu étudiée dans d'autres sphères que l'art contemporain ?

Les figures de référence du monde académique se retrouvent dans la psychanalyse et la philosophie. Je m'intéresse aussi à la politique, mais je ne la traite pas dans mes œuvres. Les politiciens arrivent tous seuls à devenir des objets de satire. Je trouve également intéressant de voir comment nous disposons actuellement d'une machine permettant de générer des discours sur les personnalités publiques, de générer des monstres ou de souligner et amplifier ce qui se passe. Cette machinerie peut aussi être toxique, se retourner contre tout le monde, s'appuyer sur le réel pour construire une monstruosité et en même temps, en défendre d'autres en oubliant de les critiquer.




© Mauricio Limón

WYL : Quelle est la présence du symbolique dans ton art ?


C'est un sujet complexe. Dans tout art, la symbolique est la chose la plus importante. L'art crée un langage à travers des symboles, pas nécessairement des mots. Même les mots deviennent des symboles.

Pour moi, le niveau symbolique est toujours un point d'interrogation : je m'interroge toujours sur les symboles que j'utilise, plutôt que de penser que les symboles vont construire un discours. J'analyse pourquoi je suis arrivé à ce symbole.

Je pense que c'est pour cela que j'aime le fait que les masques prennent un sens performatif. C'est précisément parce qu'il s'agit de masques que le langage qu'ils utilisent est entièrement symbolique. Bien qu'il y ait des dialogues, ce que vous lisez, c'est le visage, le portrait vous en dit plus que ce que vous écoutez.




© Mauricio Limón

WYL : Ton travail a un caractère documentaire: interviews, vidéos, photos. Tu as passé dix ans à travailler sur le projet Le premier qui rira présenté à l’Institut culturel du Mexique à Paris en 2020. Que recherches-tu à travers la dimension documentaire d’un projet à long terme? Refléter une réalité?


Ce projet que j'ai commencé en 2008, est né de la volonté de rompre avec un cliché, avec un malaise que j'ai toujours eu au Mexique, celui d’être comparé au Christ. Quand j’ai rencontré Jesus Morales Arias (Flama Levy) sur un marché, il m’a taquiné sur ma ressemblance avec le Christ et j’ai été frappé par l’aisance que j’avais avec lui. Je voulais comprendre cette familiarité que j’éprouvais pour un inconnu. J’ai donc approché sa famille, les Morales Garcia, et j'ai commencé à les dessiner. Pendant deux ans, je suis entré en contact et en confiance avec eux. Puis j'ai commencé à faire des vidéos. C'est un intérêt très personnel, qui ressemble plus à un journal intime qu'à un documentaire. C'est un désir de créer des situations de rencontre qui permettent un échange de créativité.


Suite à cette rencontre, le projet “Buscando la sombra del árbol" 2008-2014 a vu le jour. Je suis toujours en contact avec la famille Morales Garcia, un lien s’est créé entre nous et nous continuons à échanger. Chaque fois que je vais au Mexique, on se voit, on organise une rencontre. Jesus, c’est vraiment un personnage. Pour moi, ce qui est important c’est de créer une passerelle qui lui permette de participer à ce que je propose en apportant son propre travail, surtout quand je fais des vidéos où j'ai besoin qu'il interagisse avec la caméra. Quand je peins les membres de sa famille, je fais les tableaux pour qu'ils les gardent, pour leur vie quotidienne, pour qu'ils se confrontent à eux-mêmes, pour que le tableau commence à générer une histoire avec eux.


Il y a une peinture que j'ai faite sur la fille de Jesus. Je leur ai donné en cadeau et en échange nous avons fait une vidéo. Nous avons travaillé dessus pendant six mois. Pendant ce temps-là, Jesus a volé le tableau et j'ai dû aller le chercher. Tout cela a trouvé sa place dans la vidéo. Aujourd'hui, grâce aux expériences que nous avons vécues, nous pouvons faire les choses plus spontanément. J'ai aussi effectué une peinture de El Shuster, le neveu de Jesus, et j'aimerais continuer à créer quelque chose avec lui. Le voir grandir dans son quartier. En fin de compte, toute la question de la documentation est présente dans mon travail. Le documentaire en tant que genre, sans forcément penser à faire un documentaire. Une documentation sur les histoires de vie.


Les gens me demandent toujours comment sont les membres de la famille Morales Garcia, ce qu'ils pensent de tout ça. Doris est plus éloquente, elle m'écrit et me félicite pour mon travail. Elle est très reconnaissante, elle se sent reconnue. Reconnue d'un point de vue dominant, on en revient à la question de la domination. Pour elle, son ego est à son comble, elle se sent plus que reconnue. Au début, Jesus s'inquiétait de la potentielle angoisse du public face à la cicatrice sur son torse, mais je lui ai dit que chaque fois que je la présentais, sa légende s'agrandissait. Il a vu qu’aucune critique négative n’a jamais été faite. Sa cicatrice est là comme faisant partie d'une histoire.


J'aime penser que ce projet est à long terme car il évolue. Il sera clôturé une première fois par un catalogue, mais il se poursuivra jusqu'à la mort de l'un d'entre nous. Je le dis pour Jesus, [Mauricio touche du bois] il est dans une situation très fragile, l'alcoolisme. Je ne voudrais pas qu'il lui arrive quelque chose. Toutes ces situations me marquent beaucoup et nourrissent ma production. Et comme cela reste toujours un échange artistique, à un moment donné, il a joué le rôle d'un acteur derrière un masque, il a reçu une rémunération pour son travail créatif. Nous atteignons un fort degré de familiarité, mais nous gardons aussi nos sphères séparées.



© Mauricio Limón

WYL : Comment es tu arrivé à participer à la résidence Fiminco ?


Après deux ans passés à Amsterdam, j'ai pris du recul sur ma vision du Mexique et cette distance m'a aidé à mieux comprendre ce que je faisais là-bas. Aux Pays-Bas, la situation m’était très favorable, j’étais invité à rester. J'y ai beaucoup pensé, mais j'avais besoin de quelque chose de plus chaotique, quelque chose de plus proche du Mexique sans avoir à y retourner et Paris semblait être un énorme défi. J'avais un besoin créatif d'entrer dans une ville avec tant d'histoire, si désirée par tout le monde. Une richesse et un chaos très intéressants sur le plan créatif. C'est ce qui m'a amené à Paris.

J’ai donc travaillé sur les masques lors de Fiminco ici à Paris. Il me semble logique qu'ils soient ici à Paris, ce dont je parle est finalement très proche de ce que je vois ici. Au Mexique, je ne sais pas ce que je ferais, je parlerais certainement du colonialisme. Développer mon projet à Paris me permet d'aborder la question de la domination sous un angle différent. Fiminco s'est présenté comme une excellente occasion de poursuivre le projet après avoir été à la Cité des Arts.



- Ana Sonderéguer, art curator et directrice générale déléguée de WYL








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