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Carolina Ariza et sa vision de l'art contemporain latino-américain

Dernière mise à jour : 10 oct. 2022



© Carolina Ariza

Carolina Ariza est commissaire d’exposition et chercheuse. En 2018, elle a soutenu, au sein de l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, une thèse de doctorat en arts sur les résurgences artistiques des histoires mineures en Colombie à partir de la prise du Palais de justice en 1985. En 2019, elle a été finaliste de la bourse de recherche pour théoricien·ne·s et critiques d’art du Centre national des arts plastiques (Cnap) pour le développement du projet (publication et exposition) Tisseuses de mémoire. Les artistes femmes et leur participation à l’écriture de l’histoire. Elle a été commissaire des expositions Tisseuses de mémoire (Paris, espace Arte Faktos, 2019) et Murmures et visions. Une déambulation en Amérique latine (Paris, IESA arts & culture, 2016) ; elle a également été responsable de la section dédiée à l’Amérique latine dans les Solo Projects de la SWAB Art Fair à Barcelone (2014 et 2015), ainsi que chargée de recherche pour l’Amérique latine au musée national d’Art moderne – Centre Georges-Pompidou au sein du projet Recherche et mondialisation. Elle a participé à l’acquisition de l’œuvre Aquínocabeelarte [Icilartnapassaplace, 1972] d’Antonio Caro au musée national d’Art moderne – Centre Georges-Pompidou.


 


Comment définir l’art contemporain latino-américain ? Qu’est-ce que “l’art contemporain latino-américain” pour vous ? Cette expression a-t-elle encore un sens aujourd’hui ?


En effet parler d’art latino-américain (de la même façon que parler d’art africain ou d’art européen) n’a pas tellement de sens. Il est difficile d’affirmer que la géographie soit déterminante d’une façon commune de travailler. De plus, l’Amérique latine se compose de pays tellement vastes et divers qu’on pourrait presque dire que c’est un continent de continents. Dans le même ordre d'idées, il y a plusieurs régions à l’intérieur de chaque pays. Enfin, chaque région possède une géographie particulière, des climats, des populations avec leurs propres langues et histoires différentes. Le point commun serait donc l’hétérogénéité et l’hybridation. En revanche, la situation géopolitique est déterminante pour la création, et c’est dans ce sens que l’on peut trouver des traits communs chez les artistes de certaines régions.

Il y a un moment où l’on peut en effet parler d’une émergence dans l’art latino-américain qui correspond aux périodes de répression et de dictatures en Amérique latine dans les années 70 et 80, où avec l’apparition des avant-gardes s’est dessiné ce qu’on a appelé l’art conceptuel latino-américain qui est d’une part un outil de dénonciation politique mais aussi, comme le propose Luis Camnitzer, une pratique artistique orientée vers la réflexion sur les problèmes sociaux et politiques qui affectent chaque communauté. Les artistes de l’art conceptuel latino-américain ont mis en place leurs idées à un moment donné crucial dans lequel la société exigeait de revoir l’ordre établi.


À ce moment-là se distinguent des préoccupations communes, les artistes donnent des réponses aux situations sociales et politiques simultanées au Chili, en Argentine et au Brésil, puis à Cuba, au Pérou, en Colombie. L’art conceptuel latino-américain, dont sont héritiers beaucoup d’artistes contemporains, répond aux urgences politiques du moment et utilise la sémiotique du langage graphique comme outils de dénonciation. C’est à ce moment là qu’on distingue l’émergence des collectifs importants comme Tucuman Arde ou El Siluetazo en Argentine, Taller 4 Rojo en Colombie, El Techo de la Ballena au Venezuela, El Taller de Artes Gráficas à Cuba, Huayco au Pérou, etc.



Cildo Meireles, Amerikkka, 1991/2013 40 000 balles et 20 000 œufs blancs en bois. Courtesy : Galerie Lelong (New York/Paris). Vue d'installation à la Fondazione Hangar Bicocca, 2014. Photo : Agostino Osio. Courtesy : Fondazione Hangar Bicocca, Milan ; Cildo Meireles https://artishockrevista.com/2017/06/06/diez-galerias-latinoamericanas-art-basel-2017/

On peut parler d’art latino-américain aussi dans la perspective des collectionneurs privés qui jusqu’aux années 80 ont été très importants pour les mouvements issus des modernités, comme l’art abstrait et l’art concret, l’art cinétique, etc. Jusque dans les années 1990-2000 les collections d’art latino-américain se sont principalement concentrées sur les scènes locales, ensuite elles ont été des acteurs fondamentaux dans l’incursion de l’art latino-américain dans les milieux internationaux. On peut parler du rôle déterminant de la collection Patricia Phelps de Cisneros à New York, créée en 1990, comprenant un fonds important d’abstraction géométrique moderniste latino-américaine. Patricia Phelps de Cisneros a eu un rôle déterminant dans l’entrée des artistes latino-américains dans les grandes institutions muséales : elle a été membre fondatrice et présidente du Fonds Amérique latine et Caraïbes du MoMA, fondatrice de la Fondation Museo Reina Sofia à Madrid, et membre du Comité latino-américain des acquisitions de la Tate. Ensuite, la Fondation Cisneros Fontanals (CIFO) fondé en 2002 à Miami, qui a largement contribué à la diffusion d’artistes vénézuélien.e.s, ou de la collection Daros Latinamerica à Zürich fondée dans les années 2002, qui s’est centrée dans l’art contemporain depuis les années 60 en Amérique latine. Il faut aussi évoquer le rôle déterminant des collections comme la collection Constantini en Argentine, les collections Jumex et Coppel au Mexique, ou la collection Art Nexus en Colombie (entre autres). Ces collections ont été très importantes car à cause du rôle affaibli de l'État dans la culture, elles ont permis la constitution des fonds pour les musées nationaux.


Ensuite il faut parler de la visibilité donnée aux artistes latino-américain.e.s par les foires Art Basel Miami ou ARCO Madrid, ces deux dernières constituent aujourd’hui les centres des échanges du marché de l’art latino-américain. Mais il ne faut pas oublier que cette croissance du marché de l’art à l’international a été possible aussi grâce à l’engagement, d’abord, des biennales régionales très actives dans la seconde moitié du XXe siècle, et que ces biennales ont été aussi épaulées par des curatrices-teurs comme Mari Carmen Ramírez, Cuauhtémoc Medina, Gerardo Mosquera ou Carlos Basualdo. Ces dernier.e.s ont amplement contribué à l’incursion des artistes latino-américain.e.s dans les scènes étasunienne et européenne. Postérieurement, cette internationalisation s’est étendue à des scènes qui étaient méconnues au niveau international comme la Colombie, le Venezuela, le Pérou et l’Équateur, et plus récemment a permis de découvrir des scènes inédites des pays qui étaient complètement fermés sur eux-mêmes comme le Guatemala, la Bolivie ou le Paraguay, des scènes artistiques dont on n’avait jamais entendu parler auparavant, même en Amérique latine. Même le Paraguay, pays très longtemps méconnu dans la scène latino-américaine, a lancé en 2017 la foire Oxígeno, initiative inédite dans le pays qui a pour but d’encourager la création artistique paraguayenne et promouvoir le marché de l'art sur la scène internationale.


© Vivian Suter et Elisabeth Wild dans Proyectos Ultravioleta (Guatemala), feria ARCOmadrid, 2019. Photo : Mariella Sola. Courtesy Artishok Revista. https://artishockrevista.com/2019/03/04/arco-madrid-2019-en-imagenes/

L’art contemporain a complètement transformé ces dynamiques et parallèlement dans les années 2010, s’est produite une ouverture des foires d’Amérique Latine qui étaient très locales à l’origine. Par exemple, Arteba à Buenos Aires (la plus ancienne du continent), Zona Maco à Mexico, SPArte à Sao Paulo, ArtBo à Bogota et Chaco à Santiago du Chili ont largement contribué depuis une dizaine d’années années à attirer l’attention des commissaires et spécialistes de grandes institutions culturelles internationales. Il faut aussi souligner la présence croissante des commissaires latino-américain.e.s dans des institutions et biennales internationales ; c’est le cas de Cuauhtémoc Medina à la 12e Biennale de Shanghai (2019) de Gerardo Mosquera commissaire du New Museum of Contemporary Art à New York (1995-2007) et directeur artistique de PhotoEspaña à Madrid (2011-2013), de José Roca à la Tate (2012-2015), de Cecilia Fajardo-Hill au MOLAA à Long Beach, Californie (2009-2012), de Pablo León de la Barra au Guggenheim à New York (depuis 2013), de Carla Acevedo-Yates au MCA Chicago (depuis 2019), personnalités qui ont largement contribué cette dernière décennie à positionner les artistes latino-américain.e.s dans le marché international.


En dehors des rendez-vous incontournables d’Art Basel à Miami ou Arco Madrid, alors que pendant longtemps les seuls endroits où les galeries latino-américaines pouvaient s’ouvrir un marché à l’international, on remarque un changement important depuis dix ans. Par exemple, il fut incroyable de voir qu’en 2017 dix galeries latino-américaines faisaient partie de la foire Art Basel à Bâle.


Aujourd’hui, le concept d’art latino-américain est d’autant plus difficile à utiliser car la géographie est en train de se reconfigurer à travers les mouvements sociaux et politiques actuels qui s’enracinent en Amérique Latine. Ils ont un très fort impact sur la pensée occidentale, ce qui fait qu’avec la révision des catégories et des concepts postcoloniaux, au lieu de parler d’art latino-américain, on commence à introduire des concepts issus des mouvements féministes et LGBTI+, des mouvements écologistes tels que les luttes pour la protection de l’eau ou contre l’extractivisme minier ainsi que des concepts issus des revendications des peuples autochtones et afro-descendants.


© Instituto de Vision, Art Basel Miami, 2018. Solo show de Pia Camil. Photo: Dylan Andrew Lappin

 

Quelle est selon vous la visibilité de « L’art contemporain latino-américain » à Paris ? (Dans les différents domaines : ventes, artistes, expos) À l’international ? Auprès du grand public ?


J’ai toujours été frappée par la façon dont les artistes, écrivains et intellectuels latino-américains ont traversé la France, notamment Paris, sans laisser de traces dans les institutions. Du mouvement surréaliste dans les années 30 et du passage de Diego Rivera et Frida Kahlo il ne reste que l’autoportrait de Frida Kahlo acheté par le musée du Louvre en 1939, puis transféré au Centre Pompidou à son ouverture en 1977. Dans les années 70, 80 et 90 de nombreuses-breux artistes latino-américain.e.s ont rejoint l’Europe en fuyant les dictatures et en quête de liberté. Les communautés d’intellectuels latino-américaines étaient très actives ; pour la Colombie, il est flagrant de voir comment cette communauté si riche, si active et si bien intégrée linguistiquement –des artistes comme Fernando Botero, Edgar Negret, Luis Caballero, vivant à Paris, ou Emma Reyes, vivant à Bordeaux– n’ont jamais laissé de trace dans les institutions ni n’ont eu d’expositions personnelles dans les musées. Les seuls artistes latino-américains fortement présents dans la collection du Centre Pompidou sont les cinétiques ; le cinétisme apparaissant au XXe siècle comme la seule manifestation capable de s’introduire dans les tendances eurocentristes : Cruz-Diez, Jesús-Rafael Soto, Julio Leparc et d’autres comme Horacio García Rossi et Luis Tomasello, aux côtés de certain.e.s issu.e.s des modernités tels que Tarsila do Amaral, Agustín Cárdenas, Wifredo Lam ou Joaquín Torres García. Ce phénomène est dû sans doute à l’éloignement géographique et au fait que la France est restée pendant longtemps un pays résolument fermé aux artistes des pays non-occidentaux.


© Fernando Botero, Galeries Bartoux

Aujourd’hui à Paris il y a quelques acteurs importants qui ont redynamisé les échanges, par exemple la Galerie Mor-Charpentier, SAM Art Projects, la Galerie Bendana Pinel, l’éditeur Toluca (très intéressé par la photographie péruvienne des années 80 et notamment présent dans Paris Photo), le collectionneur Gilbert Brownstone très engagé avec la scène cubaine depuis 1999, la galerie Chantal Crousel qui représente d’importants artistes mexicains comme Gabriel Orozco, Abraham Cruzvillegas ou le duo étasunienne-cubain Allora & Calzadilla, ainsi que la galerie Valois qui représente d’important.e.s artistes cubain.e.s modernes et contemporain.e.s. Il faut aussi rappeler le travail du site artesur.org dirigé par Albertine de Galbert qui a tissé des liens importants avec les institutions en France durant les années précédant l’année France-Colombie en 2017. Un autre acteur important à Paris est la Fondation Cartier qui depuis quelques années met en avant des notamment des photographes (comme Graciela Iturbide ou Claudia Andujar) qui travaillent avec les peuples amérindiens menacés, avec les artistes d’Amazonie et avec toute une scène d’artistes engagés socialement.


Récemment, deux importantes institutions françaises ont accueilli pour la première fois des expositions monographiques des artistes majeurs colombiens tels que Oscar Muñoz au Jeu de Paume, et Beatriz González au CAPC de Bordeaux, mais il est incroyable de constater que par exemple, depuis l’exposition Les Magiciens de la Terre en 1989, jamais aucune institution en France n’a consacré une exposition à Cildo Meireles. C’est aussi les cas de Luis Camnitzer ou d’Antonio Caro, des artistes majeurs de l’art conceptuel latino-américain. D’ailleurs Cildo Meireles fait partie depuis 2009 des artistes latino-américains les mieux vendus en France, mais c’est seulement depuis une douzaine d’années que les maisons de vente réussissent des grandes ventes d’artistes d’Amérique latine tel.l.e.s que Cildo Meireles, Felix González-Torres, Adriana Varejao ou Beatriz Milhazes.


© Beatriz Gonzales, Rétrospective 1965-2017, Commissaire María Inés Rodríguez, CAPC Musée d’art contemporain de Bordeaux, du 23 novembre 2017 au 25 février 2018.

 

Ces dernières années, il semble y avoir une redécouverte de l’art extra-occidental. Est-ce une réflexion profonde sur le monde de l’art ou un effet de mode selon vous ?


Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un phénomène de mode, je pense que l’approche décentrée de l’art vient d’abord de la nécessité des territoires extra-occidentaux d’écrire leur propre histoire, de regarder les problèmes locaux plutôt que de continuer à s’inscrire dans des mouvements internationaux qui imposent une pensée coloniale. Ce besoin d’aligner toutes les scènes aux mouvements européens et nord-américains fut une tendance jusque dans les années 1980, mais aujourd’hui ces paradigmes ont changé et les apports de l’art latino-américain aux scènes internationales se placent plutôt du côté des mouvements féministes et LGBTI+, des mouvements écologiques et de résistance des peuples amérindiens et afro-descendants, ou de la pensée cosmogonique amérindienne. La décentralisation des discours et la prise de conscience sur l’épuisement des ressources sont en train d’ouvrir une place aux pratiques artistiques extra-occidentales ; loin d’être une mode, elles sont aujourd’hui fondamentales pour repenser les rapports de force établis par l’Occident.

 

Est-ce que pour vous il existe une scène et/ou un marché constitué(e) à proprement parler latino-américaine ? Si oui en quoi se différencie-t-il/elle des autres scènes contemporaines ? Si non pourquoi ?


Oui, bien sûr qu’il existe un marché constitué mais à géographie et géométrie variable. Il se déplace en fonction des crises politiques dans la région. Les acteurs partagent un intérêt par la situation géopolitique, une connaissance de la langue, de l’histoire et de la culture. Il y a plusieurs scènes pour le développement du marché : le Brésil a été particulièrement actif dans les échanges en Amérique latine à partir de la création de la Biennale de Sao Paulo dans les années 50, d’autre part, les échanges entre les pays d’Amérique latine passaient majoritairement, dans la seconde moitié du XXe siècle, par les États-Unis ou par l’Europe. Il y a une vingtaine d’années, le Brésil est devenu un centre incontournable pour les échanges (malheureusement aujourd’hui très affecté par la crise politique) avec d’importantes galeries comme Fortes Vilaça, Luisa Strina, Luciana Brito, Millan, Vermelho, Mendes Wood (entre autres), qui travaillent main dans la main avec des collections privées comme Inhotim, gigantesque parc de sculptures en plein air ouvert en 2006 dans la région de Belo Horizonte. Ensuite, les rencontres les plus importantes pour ce marché en dehors des foires locales telles que Buenos Aires, Rio, Bogota ou Mexico, se passent en dehors du continent pendant la foire de Art Basel Miami, Arco Madrid et Frieze New York.


© Felipe Mujica, Las universidades esconocidas, 2016. Vue de l'installation à la 32e Biennale de São Paulo, 2016. Photo : Edouard Fraipont. Courtesy: von Bartha, Londres

 

Est-ce qu’il y existe un réseau de l’art latino-américain ? Une communication et une collaboration entre les différents acteurs ?


Je pense que oui, mais ces collaborations passent dans un premier temps par les acteurs de chaque pays, par les bourses, les prix, par la participation à des biennales où les artistes profitent d’une grande visibilité. Dans les dernières années, les artistes émergents participent aux grandes biennales internationales et préfèrent éviter ce genre d’association à une géographie continentale. C’est le même problème pour les artistes africains ou maghrébins, mais si vous regardez bien, à la base de cette internationalisation, il y a un réseau local de soutien qui est incontestable. Un travail colossal de la part des chercheurs, des commissaires d’exposition, des galeristes, mais il ne faut oublier que ce sont les artistes les premiers à prendre des risques. Beaucoup autofinancent leurs projets, s’endettent pour financer leurs premières expositions personnelles ou participations dans les événements nationaux et c’est la qualité de leur travail qui attire en premier l’intérêt des institutions internationales sur la scène d’Amérique latine.


 


D’après votre expérience, quels ont été les changements principaux des dernières années ? Quelle est la différence entre aujourd’hui et hier ? Vers quoi s’oriente l’avenir ?

L’internationalisation des artistes latino-américains –ainsi que des commissaires d’exposition– depuis une dizaine d’années est impressionnante. Leur participation à des biennales comme Istanbul (2011), Lyon (2011), Shanghai (2017) ou la Biennale de l’image de Montréal (2017), sont des moments très importants dans cette évolution. Et cette internationalisation des artistes a aussi changé leur façon de travailler : iels opèrent désormais comme des chercheuses-eurs capables de répondre à des problématiques locales dans n’importe quel contexte, mais parallèlement à cette internationalisation, une grande partie des artistes latino-américain.e.s sont engagé.e.s dans les problématiques locales et participent activement aux mouvements décoloniaux en dénonçant les nombreuses inégalités sociales, l’exclusion des populations paysannes, amérindiennes et afro-descendantes, l'extractivisme, ou l’assassinat des défenseuses-seurs des droits humains.


© Laura Huertas Millán, La Libertad, Momenta, Biennale de l’image et Dazibao, Curatrice María Wills Londoño en collaboration avec Audrey Genois et Maude Johnson, 2019.

 

Est-ce que la scène principale/le marché est constitué seulement par des artistes reconnus ? Quelle place est laissée selon vous à l’intégration des jeunes artistes et des artistes émergents ?


Concernant notamment des artistes mid-career, en France on peut évoquer des exemples comme Ivan Argote, Marcos Avila, Estefanía Peñafiel-Loaiza, Luis Carlos Tovar, ou Pier Stockholm ; en Espagne Adrian Melis (à Barcelone) ; en Angleterre Manuela Rivadeneira (à Londres). Mais la plupart des artistes issus d’Amérique latine ont une place dans le marché de l’art qui reste assez marginale. Ils vivent notamment de bourses, de résidences, des commandes publiques, de l’enseignement ou font des petits boulots en parallèle. En parlant de l’Europe, si l’on considère Oscar Murillo comme un artiste latino-américain, les artistes qui ont une place dans le marché sont Ivan Argote ou Iván Navarro (à Paris), Wilfredo Prieto (à Barcelone), ou encore Alexander Arrechea (à Madrid), mais vous remarquerez qu’ils sont soutenus par des très grandes galeries (David Zwirner pour Oscar Murillo, Emmanuel Perrotin pour Iván Argote, Daniel Templon pour Iván Navarro, Nogueras Blanchard pour Wilfredo Prieto, Casado-Santapau pour Alexander Arrechea). À l’arrivée, ils sont très peu nombreux à faire partie des grandes galeries internationales et la présence de femmes est pratiquement inexistante dans ce réseau. Ensuite, il y a des artistes mid-career très talentueuses-tueux à Paris mais moins connu.e.s comme Lorena Zilleruelo, Carolina Saquel, Florencia Grisanti, Laura Huertas Millán ou Santiago Reyes qui circulent tout de même dans les institutions en France et font partie des collections d’État telles que le FNAC (Fonds national d'art contemporain) et les FRACs (Les Fonds régionaux d’art contemporain) mais sans être forcement représentés par les galeries en France.


© Iván Argote dans son atelier parisien. Photo : Claire Dorn.

 


Quelles stratégies avez-vous perçues ou mis en place pour intégrer le circuit artistique parisien (ou pour intégrer des artistes/pratiques/lieux) ? le circuit international ?


Intégrer le circuit parisien est une entreprise complexe et les mécanismes relèvent presque de l’ordre du mystère. Je ne pourrais pas expliquer à un.e artiste arrivant quel serait le chemin à suivre car tout dépend d’un certain nombre de rencontres inattendues. Je pense que les résidences d’artiste, les bourses de recherche et les programmes de post-diplôme dans les écoles d’art jouent un rôle important, et qu’il y a des plus en plus d’opportunités en dehors de Paris grâce au phénomène de décentralisation de la scène parisienne depuis une dizaine d’années. À Paris, il y a la Cité internationale des arts qui constitue un réseau important d’accueil. Ensuite il y a quelques acteurs tels que la fondation Kadist, Sam Art Projects, la Fondation Brownstone pour les artistes cubains, Julio Artist-Run Space, la Maison d’Amérique latine, ainsi qu’un certain nombre de jeunes commissaires d’exposition très spécialisées dans les scènes de chaque pays. Depuis une dizaine d’années, il faut souligner le travail des différents festivals de cinéma latino-américain à Paris qui sont devenus des plateformes incontournables pour la diffusion des vidéos d’artistes et du cinéma expérimental. L’association El Perro que Ladra (Le Chien qui Aboie) par exemple est très active dans ce sens. C’est un petit milieu et chaque acteur peut ouvrir une porte dans ce processus d’intégration. Il faut être persévérant.



© Fredi Casco dans l’exposition La fascination des sirènes – Exhibition view, Maison de l’Amérique Latine, Paris, 2014. Curatrice : Albertine de Galbert. Courtesy Mor Charpentier.

 

Quelles sont les difficultés et opportunités pour les artistes latino-américains qui souhaitent se professionnaliser et faire carrière ? Doivent-ils forcément pour cela se déplacer dans un centre artistique occidental : Paris, New-York, Londres ?


Je ne pense pas qu’aujourd’hui avec l’accès à l’information en temps réel dans les zones les plus reculées d’Amérique latine, il soit si important d’aller dans les centres artistiques occidentaux (cela peut d’ailleurs s’avérer être une expérience très frustrante et couteuse pour un.e artiste en début de carrière, sans parler de la difficulté d’apprendre une langue comme le français). Avec la revalorisation des artistes des scènes extra-occidentales et le déplacement des centres culturels on assiste aujourd’hui à une relecture très riche de l’histoire de l’art où des artistes négligés ou invisibilisés sont repositionnés dans le récit de l’histoire de l’art : des femmes, des artistes LGBTI+, des artistes amérindien.e.s et afro-descendant.e.s ainsi que des artistes mal appelés « autodidactes » –qui n’ont jamais quitté leur village ou appris de lange étrangère– sont mis au centre de la réflexion.


Est-ce que l’intégration et la réception des artistes issus de ces régions sont différentes dans d’autres pays (Angleterre, États-Unis, Japon, Chine, Afrique du Sud, Brésil…) par rapport au système français ? Pourquoi ?


Je ne peux répondre que de la réception des artistes en France car je ne connais pas les autres contextes. Les personnes d’Amérique latine bénéficient d’un bon accueil en France, de par le goût de l’exotisme ancré dans la culture française, mais le parcours pour les artistes venu.e.s d’ailleurs reste un parcours du combattant, notamment dans une ville si concurrentielle comme Paris. Il est possible qu’il y ait une langue commune aux artistes qui traversent les frontières, une forme d’endurance et de résistance. Si l’on parle des jeunes artistes qui viennent intégrer les écoles d’art, arrivant plutôt du Moyen Orient et d’Asie, avec les formations plus académiques, ils peuvent ressentir un décalage sur l’aspect conceptuel de leur travail, sur l’exigence d’un discours, ce qui peut constituer une barrière pour eux, mais ce n’est pas le cas de la formation en Amérique latine car elle a construit son modèle d’éducation artistique en reproduisant le modèle dix-huitièmiste des Académies des Beaux-Arts françaises, puis dans les années 1960 les programmes dans les écoles d’art se sont alignés sur les mouvements conceptuels internationaux, donc en général les jeunes artistes d’Amérique latine arrivent avec de bonnes formations techniques et théoriques qui leur permettent d’intégrer facilement les écoles d’art en France.


Merci beaucoup pour cet échange Carolina !


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