Né à Tokyo, Mabeye Deme passe son enfance entre la France et le Sénégal. C’est à partir de 2012 qu’il se spécialise en photographie. Nous l’avons rencontré à l’occasion de l’exposition Gudi Dakar / Dakar la Nuit à la Galerie Art-Z fin janvier 2021.
Présentation de ta pratique
WYL: Bonjour Mabeye et merci de nous accorder de ton temps ! Tu as fait des études de cinéma mais tu fais maintenant de la photographie. Comment as-tu opéré ce changement? Penses-tu que ta pratique de vidéaste influence et modifie ta méthode photographique ou ton rapport à l’image ?
Effectivement, c’est grâce au cinéma que je me suis initié à la photographie. A l’origine, le but était d’apprendre à mieux cadrer, j’ai découvert cet aspect dans des entretiens de cinéastes qui étaient aussi photographes. Je me suis mis à la photo, et j’y suis resté ! J’ai quand même réalisé trois courts métrages mais ce n’était pas simple car avoir des scénarios ne fait pas de nous des cinéastes. Tandis qu’avec la photographie, il suffit de prendre son appareil et le tour est joué. C’est donc une approche qui me plaît davantage, avec laquelle je me sens plus à l’aise.
Évidemment, comme je viens du cinéma, cela impacte ma pratique photographique. Au début, je voulais être réalisateur. J’ai aussi fréquenté des musées et lu des livres sur la peinture, tout cela avant la photographie. Elle est venue après. L’outil du hors-champ m'intéresse depuis longtemps. Au cinéma, j’aime les cinéastes qui font vivre le hors champ, que ce soit le son ou une personne à moitié cadrée. C’est pour cela que j’admire Depardon, qui vient aussi du cinéma. Il y a cette idée de mettre un climat autour de soi, pour s’assurer qu’on a le temps de prendre la photo. Je prends le temps de m’installer. Au départ, les personnes qui posent se demandent ce que j’attends, pourquoi je ne commence pas. Puis, ils reprennent des positions quotidiennes. C’est là que je commence à travailler. Cette mise en place d’une ambiance un peu plus apaisée me plait. Rien n’est précipité car il me faut de la tranquillité.
Lieux de création
WYL : Tu pratiques la photographie au Sénégal et en France, principalement dans l'espace public. Quelles villes et quels espaces affectionnes-tu le plus? Quel est ton rapport à la rue, au cœur de la vie et des manifestations?
Tout à fait. J’ai commencé la photo argentique à Paris en suivant des manifestations de sans-papiers de 2006 à 2008. J’ai beaucoup appris, c’est très intéressant mais aussi très dur de photographier une manifestation car on est toujours en mouvement. On recule, les gens avancent vite, il faut vite reculer pour ne pas se faire bousculer. Il y a très peu de temps pour faire les réglages et prendre les photos. C'est comme ça que j’ai appris pendant trois ou quatre ans.
Depuis, je vais au Sénégal deux ou trois fois dans l’année. C’est un peu ma cadence, si j’y vais deux fois, je suis content. Quand j’y suis; je ne dors presque pas, je ne fais que photographier. Comme si toute l’inspiration venait d’un coup. En effet, je ne prends pas de photos en dehors du Sénégal. J’aimerais bien, mais j’ai du mal à me procurer un appareil photo au quotidien. Tandis que quand je vais au Sénégal, le fait d’avoir une date de retour me fait réaliser que je n’ai que trois semaines pour être efficace.
Enfin, mon rapport à la rue vient de loin, je marchais beaucoup avec mes frères quand j’étais petit. J’ai toujours eu cette habitude de marcher, j’ai toujours été attiré par l’extérieur, la découverte. J’aime aussi beaucoup les spectacles de rue. Au Sénégal, je n’avais le droit de sortir dans la rue que quand il y avait des événements, des artistes de rue. Ce sont mes souvenirs d’enfance. En arrivant à Paris, c’était à Beaubourg que j’allais voir des spectacles. La rue est pour moi un lieu d’inspiration, où tout peut se passer. Le lieu de l’imprévu. Je pense aussi que c’est pour ça que j’aime Paris, il y a constamment de l’inattendu.
Méthode photographique: La relation avec l’autre
WYL : Comment définis-tu le choix d’une série ou la thématique que tu souhaites traiter?
Au départ je partais d’un sujet défini. Mais depuis quelques années, je pars de la relation avec les gens. Comment est-ce qu’on peut matérialiser la relation ? Comment la faire vivre ? Maintenant, le procédé photographique vient après la rencontre. Finalement, j’ai commencé à me questionner sur la pratique même de la photographie. Pourquoi prendre les gens en photo sans leur autorisation? Serais-je moi-même d’accord? Une réflexion se déclenche et nous amène à nous rendre compte qu’il est plus intéressant de partir de la relation. Même si c’est moi qui appuie sur le bouton, c’est ensemble que l’expérience a lieu. L’idée est de voir comment on matérialise une relation à travers la photo.
Généralement, je travaille sur des périodes de dix ans, comme mon travail sur les Baye Fall (communauté musulmane du Sénégal). Mais pendant ce temps, je développe d’autres séries (L’envers du décor, Dakar la nuit). Ces dernières sont désormais finies. Mais j’envisage une suite à L’envers du décor, déjà en cours de réalisation.
WYL : Justement, les photos de L’envers du décor sont prises derrière une tente. Le fait d’ajouter un tissu, donc quelque chose qui te cache, a-t-il fait évoluer ta perception de ce que tu photographies?
Oui, forcément. Cette série est née lorsque j’assistais à des cérémonies des Baye Fall au Sénégal, ayant lieu dans une tente. Au lieu de les photographier, je m’intéressais à ce qui se passait en dehors de la tente, juste derrière le tissu. Je n’avais pas le temps de demander aux passants leur permission pour les photographier. Avec mon assistant, nous avons donc réfléchi à une méthode où la rencontre était au centre du procédé photographique. Nous avons décidé d’installer de façon très visible notre propre tente sur une plage dakaroise. Les passants intrigués venaient nous voir pour discuter. C’est cet aspect qui m’intéressait le plus, car l’échange pouvait débuter. Par la suite, je me suis installé dans un quartier précis, une rue de la banlieue dakaroise, où je connais tout le monde. A force d’être tout le temps sur place, les gens du quartier ne me demandent même plus, ils me laissent travailler. Les enfants qui jouent quant à eux, veulent se faire prendre en photo. Au début, je faisais développer les images en France et quand je rentrais au Sénégal environ six mois après, je leur redonnais les photos. Finalement, c’est quelque chose qui m’a toujours questionné : comment prendre en photo les gens autour de nous? Que faire une fois la photo prise? Pour moi, faire de la photo, c’est un questionnement sur les autres et sur soi-même.
WYL : Dans tes séries Gudi Dakar et L’envers du décor, tu dévoiles l’intimité des personnes, leur vie quotidienne mais sans jamais envahir leur espace. Est-ce que tu cherches à développer cette distance dans ton travail? Comment construis-tu la relation avec les personnes que tu photographies?
Je ne peux pas dire que cette distance soit voulue. C’est vrai que j’aime bien les choses qui ne sont pas totalement ouvertes dans l’explication, d’où le fait de voiler l’image (série L’envers du décor). Il y a aussi forcément une distance avec l’autre, une sorte de respect, mais c’est involontaire. Quand je prends des photos, je ne me pose pas de questions, je suis juste à bonne distance. Mais pour prendre un portrait de près, il faut que je connaisse vraiment la personne.
C’est ce que j’ai fait pour la série sur les Baye Fall, que je n’ai pas encore dévoilée. Comme j’utilise toujours le même objectif, un 50mm, qui respecte les lignes horizontales et verticales, il faut être très près des gens pour faire un gros plan. Pour cette série, j’étais au milieu de personnes en groupes tandis que pour La Nuit à Dakar, je suis dans la rue et je vois de l’extérieur. C’est cette sorte d’errance qui m’intéresse. Je m’arrête, on discute un peu avec la personne, mais j’aime bien revenir en arrière pour prendre du recul.
WYL : Tu sembles disparaître quand tu prends une photo, les gens oublient que tu es là. Comment construis-tu cette relation, dans laquelle tu commences par affirmer ta présence, mais tu ne prends la photo que quand tu n’es plus remarqué?
L’idée n’est pas de se faire oublier. L’idée c’est de se fondre, d’être accepté, comme avec des amis, que la prise de photo devienne normale. Ce qui est intéressant, ce n’est pas de faire oublier ma présence mais de l’affirmer et d'attendre que les gens reprennent un peu de leur naturel.
La photographie argentique
WYL : Tu as indiqué que tu voulais reprendre la photographie argentique. D’où te vient cet intérêt ? Que souhaites-tu développer avec?
C’est une sorte de prise de risque. Actuellement, je suis dans une situation de confort avec mon appareil, puisque je prends des photos et je vois tout de suite le rendu. Tandis qu’avec l’argentique, on ne voit pas ce que la photo donne sur le moment, ce qui demande une concentration beaucoup plus forte. On ne découvre les photos que quand on les développe, ce qui déclenche un rapport au temps qui m’attire. Ensuite, il y a la question du grain, j’ai du mal à le retrouver avec le numérique. Grâce aux tissus et aux jeux de lumières, j’ai pu retrouver des textures. Revenir à l’argentique, ça me plaît bien comme défi !
Mon prochain travail, toujours sur dix ans, consiste à faire le tour du Sénégal à pied. Je reprends un peu le travail que Depardon a fait sur la France. Au début, je voulais utiliser une chambre photographique comme lui, mais ce serait trop lourd avec la marche. L’idée de revenir à l'argentique est aussi liée à ça. J’aimerais faire le tour du Sénégal et rencontrer les gens.
Réflexion “prendre une photo”
WYL : Tu développes une réflexion autour de l’expression “prendre” une photo Penses-tu que ce terme dépossède quelqu’un, lui vole quelque chose?
Je vois une certaine violence dans le terme “prendre”, comme on prend quelque chose à quelqu’un. Ce terme, après réflexion, m’a beaucoup gêné. Finalement, je n’ai pas envie de prendre quelque chose à quelqu’un. Est-ce que ça me plairait, d’être pris en photo ou que quelqu’un prenne en photo mes enfants dans la rue ? Certains photographes le font, et il y a un art dans cette façon d’agir. Au Sénégal, le rapport avec la photo qu’on prend, qu’on publie, et le discours qu’on y attache est assez compliqué. Parfois, les gens n’ont pas forcément envie d’être pris en photo. Donc je ne veux plus être celui qui prend la photo, mais plutôt travailler sur la rencontre, ce qui implique un consensus. Quand on parle de la relation, on se demande comment matérialiser la rencontre. Je le fais par la photographie, mais il faut également que l’autre personne trouve son compte dans ce rapport là. On n’est pas là pour prendre, mais plutôt pour se laisser emporter. Il y a un côté un peu mystique. Il faut que les photographes arrêtent de se voir comme des maîtres supérieurs aux autres. Il faut qu’ils se détachent de l’idée que la personne devient un objet pour nourrir leur sujet de travail. Tant qu’ils ne changent pas leur état d’esprit, il n’y a pas vraiment de relation. Ça peut donner des productions esthétiquement intéressantes, mais est-ce que c’est vraiment un exercice de photo intéressant? Je m’interroge donc sur la pratique de “ne plus prendre”, bien que ce soit prétentieux. J’ai des amis photographes qui n’ont pas le même regard, pour eux c’est normal de “prendre”.
WYL : Comment envisages-tu ton futur? Penses-tu évoluer vers d‘autres horizons?
Aujourd’hui, les photos que je publie sont destinées à être vendues, cela déclenche donc un autre questionnement. Je m’interroge sur la manière dont la pratique va évoluer. Actuellement je travaille sur l’installation. J’ai fait une exposition à Dakar, dans une friche, où les photos n’étaient pas en vente. Ce que je trouve intéressant c’est que le lieu devient une sorte d'œuvre à part entière. Je pense que plus je vais avancer, moins je vais être dans une marchandisation de la photographie. Actuellement, mon intérêt se porte davantage sur le livre et les installations, je suis dans un entre-deux. Finalement, l’idée c’est d’évoluer.
Ce qui est intéressant dans un métier artistique, c’est qu’il y a autant de théories possibles que de pratiques. Je ne me considère pas plus éthique que les autres, chacun a sa pratique et l’important c’est la sincérité de sa propre pratique. Ce chemin me fait évoluer, en questionnant la rencontre, j’évolue sur d’autres séries. Réfléchir sur le destin de mes photographies me permet d’envisager différemment la série qui va venir. Je m’interroge sur cet aspect depuis environ deux ans. Comme la photographie n’est pas mon seul métier, demain je peux décider de ne plus en vendre. Mais alors, quelle est la solution ? Je ne sais pas ! Finalement, on ne sait pas comment on sera dans dix ans. Le luxe de l’être humain, c’est qu’il peut se contredire et assumer. Ce que je dis est valable pour moi aujourd’hui. La vie est toujours inattendue.
- Cindy Olohou et Ana Sonderéguer, commissaires et directrices de Wasanii Ya Leo
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