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Autoportrait du sensible, Trace tenace de la fragilité

Dernière mise à jour : 25 sept. 2019


Rahma Naili est une artiste plasticienne née à Bizerte (Tunisie) en 1991. Diplômée de l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis (master de recherche en art plastiques en 2016), elle a choisi la gravure comme discipline principale. Son travail a déjà été exposé à plusieurs reprises en Tunisie et en France. Elle est actuellement en résidence à la Cité Internationale des Arts à Paris. C’est dans le cadre de son « Open Studio » qui s’est tenu en décembre 2018 que j’ai eu la chance de faire une première plongée dans son univers de papier.



Rahma Naili, sans titre

Une image parcellaire de l’éternité


Le papier tient une place centrale dans la démarche artistique de Rahma Naili. Matière première, le papier est le support obligatoire de la gravure mais c’est aussi un élément extrêmement délicat. À travers lui, elle développe toute une esthétique de la fragilité. Durant sa résidence à Radès (Tunisie) en 2017/2018, elle réalise des empreintes d’objets éphémères : feuilles d’arbre, plumes, bouts de tissus trouvés dans la rue. Elle met en parallèle ces éléments avec son expérience de la vie où des rencontres peuvent survenir, mais où l’on peut aussi perdre des êtres chers. On finit tous par partir un jour mais ces traces, ces empreintes demeurent comme les souvenirs d’un instant vécu. Ces éléments trouvés sont souvent très fragiles et impermanents mais leur existence, aussi courte fut elle, est indéniable. Ils ont été là à un moment, dans un espace temps donné et après ils s’en sont allés. Trilogie fondamentale de l’existence : temps, espace, présence [1]. C’est par ce fossile de papier que l’éphémère accède à l’éternité. La trace permanente d’un passage évanescent.

Proche de l’abstraction, cette série s’accompagne de dessins naturalistes d’une précision presque scientifique. Ces dessins sont les témoins d’une certaine réalité. Rahma Naili zoome, détaille, décortique l’objet jusqu’à donner naissance à une autre création. Les pommes de terre deviennent des cellules vues au microscope puis se métamorphosent en méduses. D’une association à une autre Rahma Naili crée des paysages oniriques, un langage où les référents ne sont pas ce qu’ils semblent. Elle utilise la plasticité des formes et des textures pour retourner à l’essence même de l’objet, à la cellule. C’est une manière d’entrer dans la matière, de la creuser pour révéler ce qui se cache derrière l’image.



Rahma Naili, sans titre, monotype, 2017


Le visage : une carte intime de l’âme


Interroger l’image, c’est aussi sonder son propre reflet. À partir d’autoportraits photographiques, Rahma Naili essaye de déconstruire sa propre image en utilisant la technique de la gravure qu’elle associe à des collages et du gaufrage jouant ainsi sur les couleurs, les effets, les textures et les reliefs. Autant d’éléments qui lui permettent de rendre avec subtilité les aspérités de ses émotions et des ses états d’âme au delà de l’expressivité de son visage. Elle résume cela ainsi : « l’enjeu n’est pas d’être au plus près du réel mais de faire naître à partir de l’abstraction des formes, un visage qui perd toute identité en s’habillant d’un masque d’universalité. Au-delà de la mise en scène, j’aimerais parvenir à transmettre […] la vulnérabilité humaine ».[2]


Rahma Naili, Double - Semblable, plaque de cuivre gravée et gravure en manière noire, 2018


Ce n’est pas l'autoportrait à proprement parlé qui l’intéresse, mais ce qui est derrière. La ressemblance n’a pas d’importance. Les éléments plastiques présents dans les gravures agissent comme des symboles et des signes. Ils ne sont pas simplement là pour peindre un espace. Pourtant l’autoportrait est bien là, dans la mise en scène de soi comme dans la série de gravure parlant du deuil. Rahma Naili y évoque la perte de son père. Cette série part d’une performance où l’artiste s’habille de papier, s’emballe comme un corps mort, s’enveloppe comme dans un cocon. Durant la performance, elle tente de sortir, de s’échapper des différentes couches de papier, qui, tout à la fois, la protègent et l’enferment. Cette émergence est une renaissance et une acceptation du deuil. La déchirure de chaque couche de papier symbolisant un pas de plus vers le retour à la vie. Toute l’ambiguïté de cette performance réside dans le fait que la déchirure du papier illustre aussi la fragilité de l’âme qui se brise face à la douleur.

À partir de cette performance Rahma Naili réalise toute une série d’autoportraits gravés où elle essaie d’analyser ses sentiments. Elle cherche la trace qui reste cachée derrière, l’âme. Pour elle, l’âme n’est pas une chose visible, c’est une empreinte, une trace, une sensation. Antonin Artaud écrit en 1974 : « Depuis mille et mille ans en effet que le visage humain parle et respire, on a encore comme l’impression qu’il n’a pas encore commencé à dire ce qu’il est et ce qu’il sait »[3]. Il existe des milliers de représentations d’une feuille, il y a des dizaines de portraits d’elle, tous différents, mais l’âme derrière est unique et immuable. Pour la toucher il faut aller au-delà de l’image. Les éléments internes, intimes sont des textures, « des matières-émotions ».


Rahma Naili, Hors-champs, techniques mixtes, 2018

Les œuvres de Rahma Naili sont « comme des cartes, comme des surfaces porteuses de milles significations dont aucune ne parle explicitement du corps physique mais d’un système de représentation, d’un langage complexe, de l’Humanité tout entière. C’est tour à tour un « trou noir » ou « mur blanc » dans ou sur lequel celui qui regarde projette une subjectivité, ses propres lectures du monde ou fictions. »[4]. Elle nous invite à voir dans la déchirure du papier la fragilité, les doutes et les maux de l’être humain et dans le collage le douloureux travail de reconstruction de soi et du monde.[5] Rahma Naili joue sur le double, le semblable, sur la fragmentation de l’autoportrait et du portrait d’objet tout en maintenant une distance, le juste espace qui permet de garder le mystère. Un mystère épais comme une feuille de papier et profond comme l’encre.


[1] CQFD Ce qu’il faut découvrir, Dossier documentaire de l’équipe des publics du MAC/VAL, Esther Ferrer, « Face B. Image / Autoportrait », Exposition monographique du 15 février au 13 juillet 2014, [En Ligne] : http://www.macval.fr/IMG/pdf/CQFD_E_FERRERweb.pdf

[2] Note d’intention présentant la démarche artistique de l’artiste, source inédite.

[3] Antonin Artaud, « Le visage humain », texte de la plaquette pour l’exposition de ses portraits et dessins à la galerie Pierre Loeb, Juillet 1974.

[4] CQFD, op.cit. http://www.macval.fr/IMG/pdf/CQFD_E_FERRERweb.pdf

[5] Note d’intention présentant la démarche artistique de l’artiste, op.cit.


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